Ukraine, le 1 juillet
Quelques secondes avant de me retrouver par terre, à tousser et vérifier si les étages au-dessus de nos têtes n’allaient pas s’effondrer, j’étais assise sur un banc du sous-sol. Je discutais avec l’attaché de presse de la brigade quand une détonation assourdissante a retenti. Une bombe guidée venait de fendre le ciel pour s’abattre tout près de nous.
J’ai regardé autour de moi, inspirant un nuage de poussière. Pas d’effondrement à déplorer, mais il régnait une atmosphère post-apocalyptique digne d’un film de zombies. Heureusement, personne n’avait été blessé.
Des portes avaient été arrachées, les escaliers entre certains étages partiellement détruits, mais ça n’avait pas vraiment d’importance car, au sous-sol, le travail incessant des soins médicaux devait malgré tout se poursuivre.
Cette frappe russe était la première a s’être autant approchée du « poste de stabilisation », un abri souterrain proche d’Izioum, à quelques kilomètres des affrontements entre les troupes russes et ukrainiennes.
C’est là que sont conduits les soldats blessés de la 3ème brigade d’assaut, une des unités d’élite de l’armée ukrainienne.
C’est le premier endroit où les membres de la brigade reçoivent des soins médicaux après les tranchées, et de là, si besoin, on les conduit jusqu’à l’un des quelques hôpitaux de la région toujours en activité.
Quelques heures plus tôt, je discutais avec l’un des soldats :
« Vous croyez en Dieu ? »
« Non. »
« Peut-être que vous devriez. Ou au moins aux pins. »
« Et vous, c’est quoi votre credo ? »
« Que les Russes foutent le camp d’ici. »
Les premières victimes sont arrivées vers 21h, même si le rythme s’est mis à accélérer après minuit. La plupart d’entre elles avaient été blessées par des drones FPV, des éclats d’obus et des feux d’artillerie, mais pour certains soldats, impossible de déterminer la cause de leurs blessures. Toutes les nuances de la douleur descendaient avec eux sous terre.
Pour les blessures les plus graves, les victimes ont déjà reçu de la kétamine sur le front, pour rendre leur douleur supportable, mais ça ne suffit pas toujours.
Vers minuit, un soldat ayant reçu des éclats d’obus est arrivé en fauteuil roulant, les bras bandés et garrotés. Il fallait l’opérer d’urgence, ici et maintenant. Quelques minutes plus tard, il était déjà prêt à recevoir une anesthésie.
Plus d’une dizaine de blessé·e·s en provenance du front ont été soigné·e·s sous mes yeux, et j’ai été choquée de voir à quel point certain·e·s étaient jeunes. Cette brigade avait beau faire partie de l’élite, il était clair qu’il ne restait plus beaucoup de soldats professionnels. Ils auraient pu être acteurs, maçons ou informaticiens, mais la vie les avait tous menés des tranchées au poste de stabilisation.
J’ai demandé à un anesthésiste à quel point la nuit était mauvaise, en termes du nombre de blessés. « Moyenne, je dirais. Peut-être même relativement calme, puisque je suis là à discuter avec vous. » Une fois, à Bakhmout, le poste de soin avait reçu entre 150 et 200 victimes en deux nuits.
Vers 3h du matin, j’ai su que trois soldats grièvement blessés allaient arriver. Le premier, sous haute dose de kétamine, avait un garrot à la jambe en place depuis 15 heures. Les docteurs ont immédiatement su qu’elle ne pourrait pas être sauvée.
Tandis que l’équipe médicale s’occupait d’une autre personne gravement blessée, l’attaché de presse m’a annoncé qu’on allait me faire sortir. Je suis partie, les laissant à leur travail infatigable : alors que j’étais frappée par l’intensité de la souffrance humaine, l’équipe y était habituée. C’était une nuit de travail comme une autre.
J’ai eu 90 secondes pour observer les dégâts causés par la bombe près du point de stabilisation. À vingt mètres de là, un bâtiment s’était écroulé. La puissance de la bombe avait été atténuée par un bosquet de pins. Je comprenais soudain pourquoi le soldat m’avait dit que je devrais croire en Dieu ou aux pins.
Je suis arrivée à Kharkiv dans la matinée. Le soleil brillait, les oiseaux chantaient, des enfants faisaient de la balançoire dans le parc. Les Russes attaquent Kharkiv toutes les nuits, mais d’ici, on ne voit pas ce qui se passe sous terre, on n’entend pas les voix des soldats assommés par la kétamine, on ne sent pas la puanteur qui se dégage des blessures de quatre jours.
Ni moi ni les Kharkivien·ne·s ne voient les médecins de la 3ème brigade d’assaut se reposer sous terre avant le début des prochaines vingt-quatre heures. Ma nuit à leurs côtés était terminée, mais la leur ne prenait jamais fin.