Athènes, le 12 février
Je me suis réveillée dans un sale état aujourd’hui. C’est la troisième fois que je tombe malade depuis la rentrée. C’est facile d’attraper un virus en classe.
J’enseigne la musique dans deux écoles publiques à Athènes. Mais je suis une « enseignante remplaçante », donc je n’ai pas droit aux arrêts maladie. Quand je tombe malade, je ne suis tout simplement pas payée, et je perds mes jours de cotisations à la sécu.
La situation est différente pour les enseignants titulaires. Les remplaçant·es sont le parent pauvre de l’Éducation nationale. On nous congédie mi-juin, quand les écoles ferment pour les grandes vacances. Nous devons alors survivre avec 400 euros de chômage. Mon loyer à lui seul me coute 500 euros — soit déjà la moitié de mon salaire le reste de l’année.
On pourrait se dire que c’est normal comme nous sommes juste des remplaçant·es pour des collègues absent·es. Mais ce n’est pas le cas, ici en Grèce. Nous nous « remplaçons » nous-mêmes, puisque nous occupons en fait des postes permanents vacants dans des établissements publics. Dans mon pays, le recours aux enseignant·es remplaçant·es n’est qu’un stratagème mis en place par l’État pour économiser sur le budget de l’éducation en employant de manière précaire une partie de la main-d’œuvre. Certain·es, dont je fais partie, sont payé·es via le Cadre de référence national de l’Union européenne. Je me demande si l’UE sait que son argent sert à employer des enseignant·es dans des conditions qui ne respectent pas le droit du travail.
Avez-vous vu ces reportages sur des instituteur·ices grec·ques qui dorment dans des tentes sur des îles ? C’est nous ! Les remplaçant·es reçoivent leur affectation seulement deux ou trois jours avant leur prise de fonction — et on peut nous envoyer faire des remplacements n’importe où dans le pays. Donc il faut rapidement faire sa valise et se rendre au plus vite dans la ville ou le village où l’on va enseigner pour trouver un logement.
Comme si ce n’était pas assez de devoir partir de chez soi au dernier moment, mes collègues font parfois face des attitudes intolérables. Surtout sur les îles, où les logements ne nous sont accessibles qu’en saison basse — le reste du temps, les locaux préfèrent louer leur habitation plus chère à des touristes. Que sommes-nous supposé·es faire ? Certain·es plantent donc des tentes en attendant de trouver une meilleure solution.
Quand arrivent les grandes vacances, nous ne savons pas non plus si nos contrats seront renouvelés l’année suivante, ou à partir de quand on fera appel à nous : ça peut être en septembre, en début d’année scolaire, ou plus tard.
J’enseigne depuis 2010. J’aime mon métier. Je vis des moments magiques avec les enfants. Mais j’ai 46 ans. Je ne peux plus revivre dans l’incertitude, cet été. Donc aujourd’hui, j’ai passé quelques coups de fil pour voir si je ne pourrais pas travailler comme guide pendant la saison touristique.
Je ne suis pas sûre que je serai physiquement capable de travailler dans ce secteur. J’ai eu un cancer il y a quelques années. Un cancer du sang. Je suis passée dans l’autre monde et j’en suis revenue. Je ne suis peut-être plus sous chimio, mais ce traitement a paralysé mon corps pour toujours et m’a laissé une maladie auto-immune.
L’État s’en fout. Il ne cherche pas à m’affecter dans une école proche de chez moi ou dans un établissement avec un ascenseur ou une rampe d’accès.
Et l’État ne se soucie pas plus de nos élèves. Dans l’une des écoles où j’enseigne cette année, la direction a fait une demande d’infirmière dès septembre pour des élèves souffrant d’hémophilie et d’épilepsie. Elle n’est arrivée qu’en janvier. Pendant quatre mois, j’ai prié pour qu’aucune urgence médicale ne survienne sous ma surveillance.
Les gouvernements ne semblent pas non plus se préoccuper de l’état des bâtiments dans lesquels nous enseignons. En 2010-2011, au début de la crise grecque, je travaillais dans l’école d’un quartier très pauvre. Il n’y avait pas de chauffage. Certaines salles de classe n’avaient même pas d’électricité. Quand il pleuvait, l’eau fuyait, car les dégâts causés par le tremblement de terre de 1999 n’avaient jamais été complètement réparés. Toute cette situation me fait penser au film Le Christ s’est arrêté à Eboli (tiré du roman de Carlo Levi, ndlr.), car c’était comme si cet endroit était à l’écart de toute civilisation et attention. Au même moment, le ministre de l’Éducation nationale de l’époque parlait d’équiper les écoles de tableaux interactifs.
Peu de choses ont changé depuis. Des annonces clinquantes sont faites, tandis que les écoles publiques souffrent toujours plus du manque de personnel et du délabrement des infrastructures.
Je garde en tête ce qu’un merveilleux professeur d’allemand à la fac m’avait dit : après la Seconde Guerre mondiale, la première mesure qu’a prise l’Allemagne pour renaitre de ses cendres, ça a été de doubler les salaires des professeur·es. C’est parce qu’iels considéraient cette profession cruciale pour la résurrection de la nation. En Grèce, on nous demande presque de nous excuser d’exister.