Redon, le 2 janvier 2025
En 2014, j’ai commencé à demander autour de moi : « Y-a-t-il quelque chose d’important que tu aimerais dire à quelqu’un, mais que tu n’as jamais dit ? » Dans 95% des cas, au bout de quelques secondes, la réponse était « oui ». On a l’impression de vivre dans un monde de communication où tout serait fluide et facile, mais dans la réalité, les choses importantes, souvent, sont tues.
Donc depuis dix ans, je propose aux gens que je rencontre de prendre le temps d’écrire ces choses importantes et qu’ensuite j’aille remettre ce courrier à vélo en main propre à la personne concernée, où qu’elle habite.
Je ne sais plus exactement comment Stéphanie avait entendu parler de moi, mais un jour elle m’a contacté car elle avait deux lettres en tête. Quelques semaines plus tard, en janvier, j’ai donc pris mon vélo et je suis allé chez elle, près de Rennes, à 60 kilomètres de chez moi.
Pendant la soirée, Stéphanie m’a expliqué à qui elle souhaitait adresser ses deux courriers. Le premier était destiné à sa petite nièce. Le second était pour une amie d’enfance. Quand elle était adolescente, Stéphanie était très proche d’une de ses copines, mais son père ne l’aimait pas et lui répétait : « Il ne faut pas que tu fréquentes cette fille. » Après quelque temps, elle a fini par écouter son père et a rompu cette amitié. Vingt ans plus tard, elle s’en voulait encore. La lettre devait réparer cette relation.
Six mois ont passé après notre rencontre, puis cet été, je suis reparti, en compagnie de ma femme, avec mon vélo et dans mon sac les deux lettres de Stéphanie et celles de deux autres personnes. Sur 1 200 kilomètres, nous avons essayé de suivre les fleuves et les rivières, nous sommes arrêtés dans des campings ou chez des amis… du cyclotourisme traditionnel, mais avec un trajet balisé par les lettres à distribuer : d’abord un camp de vacances pour enfants dans la région de Cholet dans les Mauges, puis un cabinet d’esthétisme à Laval et une maison dans la campagne environnante.
C’est comme ça que le projet du Facteur humain a commencé. Au moment de ma retraite, je voulais voyager à vélo sans savoir où aller. Plutôt que de demander à mes proches où iels iraient à ma place, je leur ai demandé s’ils avaient une lettre à me confier. Les différents destinataires ont dessiné ma route.
Cette première tournée a duré trois mois, j’ai fait 6 000 kilomètres et porté 80 courriers. Mais ce n’est pas toujours comme ça ! Désormais, nous sommes 230 à distribuer des « lettres importantes, mais non urgentes » (en 2020, Vincent a créé avec d’autres l’Agence des Facteurs Humains, qui permet de partager ce projet, ndlr.). Certain·es vont jusqu’en Islande ou en Amérique du Sud, quand d’autres restent dans un périmètre de 30 kilomètres. Mais en réalité, on peut aller très loin sans faire beaucoup de kilomètres, car ces lettres sont lointaines à leur manière. Elles n’ont pas besoin de parcourir de grandes distances pour porter leurs fruits.
Avant de livrer une lettre, point d’orgue du voyage, il y a une tension qui monte. En fonction de ce que les gens me racontent, je fais toujours plein de plans et de suppositions. Et ça ne se passe jamais comme je l’imagine !
Lorsque nous sommes arrivé·es à Laval, nous sommes allé·es devant le cabinet de l’amie de Stéphanie. Elle était avec une cliente. À travers la vitre, elle nous a vu·es attendre dehors, habillé en cycliste, avec mon casque et mon vélo bizarre (Vincent circule sur un vélo couché, ndlr.), alors elle est sortie. Je me suis présenté et lui ai dit que Stéphanie m’avait confié une lettre importante pour elle. Elle était un peu sidérée, mais contente. Elle se souvenait bien de cette amitié, mais n’avait pas du tout en tête la même image de rupture douloureuse. Il y a toujours au moins deux vécus pour un même événement, je m’en rends compte à chaque fois. Et la plupart du temps les gens ont besoin de raconter leur version, comme ça a été le cas à l’étape d’après.
Une semaine plus tard, nous nous trouvions devant une maison isolée. C’était le matin, mais il faisait déjà chaud. Un couple d’environ 80 ans nous a ouvert. Marc*, qui nous avait remis une lettre pour eux, m’avait expliqué que, petit, il avait été très maltraité. Dans son parcours d’enfant, il y avait un oncle et une tante qui avaient essayé de le protéger de la violence de son père et de prendre soin de lui. C’était il y a une quarantaine d’années. Aujourd’hui, cet homme souhaitait formaliser le fait qu’il considérait cet oncle et cette tante comme ses parents.
Le couple nous a invité·es à prendre un pot dehors, nous avons discuté pendant une heure et demie. La dame était très touchée. Iels nous ont raconté cette histoire, mais, cette fois, de leur point de vue d’adultes, avec leurs questionnements et inquiétudes.
Chaque personne que je rencontre via les lettres que je distribue est un roman. Toutes les vies ont quelque chose d’incroyable. La démarche des facteurs humains est poétique, mais aussi politique. C’est une invitation à prendre le temps, à récréer du lien réel et non virtuel, à prendre en main notre propre histoire, à la raconter et écouter celle des autres. Il faut se ressaisir de nos récits pour être vraiment vivant·e.
*Le nom a été changé