Tbilissi, le 18 décembre 2024
Il fait très froid. Le soir, les températures chutent dans le négatif. Mais l’avenue Rustaveli, en face du parlement, est pleine comme un métro à l’heure de pointe. C’est le 21e jour de contestation et on dirait que tout Tbilissi est dans la rue. Malgré le froid, malgré la police enragée alignée dans l’attente de nous attraper et malgré les parlementaires à l’intérieur du bâtiment qui refusent toujours de nous écouter.
J’avoue qu’il y a à peine trois semaines, je n’aurais pas pu imaginer ça, je n’avais pas tant d’espoir. Depuis qu’à la fin du mois d’octobre le parti pro-russe Rêve géorgien a « gagné » les élections législatives (la présidente de la Géorgie, Salomé Zourabichvili, et les partis d’opposition refusent de reconnaître la validité des résultats en raison de fortes suspicions de fraude et demandent de nouvelles élections, ndlr.), le nombre de personnes dans les rues n’avait cessé de diminuer.
Le 25 novembre, lorsque le Parlement a tenu sa première session, je m’attendais, comme beaucoup, à ce que les gens se mobilisent et descendent dans la rue. Mais non. Le temps était glacial. Il pleuvait et très peu de gens sont venus au rassemblement.
J’assistais à un triste spectacle. On avait vraiment l’impression que le pays tout entier abandonnait, que le nihilisme prenait le dessus. Et le gouvernement espérait bien capitaliser sur ce sentiment.
Tout a changé dans la nuit du 28 novembre, quand le Premier ministre géorgien, Irakli Kobakhidze, a annoncé que le gouvernement allait interrompre les négociations d’adhésion à l’Union européenne. À ce moment-là, j’étais chez moi, en train de faire des travaux de rénovation. Lorsque j’ai entendu ces mots, j’étais furieuse. Faire partie de l’UE, c’est essentiel pour la Géorgie, car l’unique alternative au chemin européen qui s’offre à nous, c’est d’être dans l’orbite russe. Donc après ça, je me suis dit : « Bon, il va y avoir une manifestation là ? »
Au bout d’une demi-heure, littéralement, les gens ont commencé à se rendre au parlement. J’ai décidé d’en faire de même, bien que, je dois l’admettre, mes attentes quant à ce rassemblement n’étaient pas élevées du tout. Mais dès que je suis arrivée, j’ai réalisé que cette manifestation ne ressemblait à rien de ce que j’avais vu auparavant.
Personne n’avait appelé à la mobilisation, les gens sont simplement sortis de chez eux et ont pris la même direction, presque instinctivement. Iels tapaient sur les barricades métalliques, huaient, hurlaient : « Quittez le gouvernement, quittez le gouvernement ! » Un type a commencé à crier — assez doucement, au début pour être honnête, ce n’était même pas vraiment un cri — : « Revolucia, revolucia ! » ( « Révolution, révolution ! », ndlr) Et d’autres se sont joints au chant. Puis quelqu’un a apporté un mégaphone et des gens, des citoyen·nes ordinaires, ont prononcé des discours vraiment passionnés.
Alors que je les écoutais, j’ai réalisé qu’à cette vitesse la réaction des autorités allait, elle aussi, prendre une autre ampleur. Je suis donc retournée chez moi. J’ai ramassé tout mon matériel, mes masques à gaz, mon casque, mon équipement de presse, et je suis redescendue. J’ai bien fait. La répression a été brutale cette nuit-là. La police a utilisé des lacrymos, des manifestant·es ont été trainé·es et frappé·es au sol, des centaines de personnes ont été arrêté·es et torturé·es.
Mais aujourd’hui, les gens se préparent à cette violence. Lors des manifestations, ils apportent des drapeaux et des affiches, mais aussi d’énormes bouteilles d’eau — pour neutraliser les grenades lacrymogènes —, d’autres apportent des espèces de gants industriels épais — les grenades sont très chaudes lorsqu’elles sont activées — et des masques à gaz.
Ce qui se passe aujourd’hui est très différent des précédentes manifestations de mars (au printemps de cette année et en mars 2023, une série de manifestations a eu lieu en opposition à la « loi sur la transparence de l’influence étrangère », qui exige que les ONG et les médias qui reçoivent plus de 20 % de leur financement de sources étrangères s’enregistrent en tant qu’organisations « poursuivant les intérêts d’une puissance étrangère », ndlr.). Les jeunes ne sont pas les seul·es à se mobiliser. Des fonctionnaires démissionnent et s’expriment publiquement. Des informaticien·nes, des mères de famille, des enseignant·es se regroupent et nous rejoignent dans la rue. Tout le monde est concerné. Aujourd’hui, j’ai même vu des supporters du FC Barcelone et du Real Madrid défiler ensemble !
Et le mouvement ne se limite pas à la capitale. Il y a des regroupements sans précédent à Batumi (la deuxième plus grande ville de Géorgie, située sur les rives de la mer Noire, ndlr.), et même des petites villes et des villages se joignent à nous — ce qui est très rare !
Cela fait maintenant plus de deux semaines que je passe mes nuits au même endroit, que je manque de sommeil et que j’ai peur que mes amis ou moi finissions en prison. Mais je suis aussi incroyablement fière du peuple géorgien qui continue de manifester. Nous ne nous arrêterons pas tant que nous n’aurons pas été entendu·es. Nous ne nous arrêterons pas tant que de nouvelles élections ne seront pas annoncées.